CHAPITRE VIII - Mario fait une promesse
L'après-midi touchait à sa fin et Claude se sentait très triste et très seule. Qu'avaient fait les autres sans elle? Leur avait-elle un peu manqué? Peut-être n'avaient-ils pas eu une seule pensée pour elle.
« En tout cas, tu n'es pas parti avec eux, Dagobert. Toi, tu ne m'as pas abandonnée. »
Heureux de la voir sourire, Dagobert lui donna de grands coups de langue. Il se demandait où étaient les autres et pourquoi on ne les avait pas vus de la journée.
Soudain un grand vacarme de sabots de chevaux éclata dans la cour. Claude courut à la porte. Oui, ils étaient de retour. Qu'allait-elle faire? Elle se sentait à la fois soulagée et irritée, contente et furieuse Fallait-il froncer les sourcils ou sourire? Les nouveaux venus ne lui laissèrent pas le temps de réfléchir.
« Bonsoir, Claude, cria Michel. Tu nous as beaucoup manque.
— Et ta tête? cria Annie. Elle va mieux, j'espère.
— Bonsoir, cria Paule. Quel dommage que tu ne sois pas venue! Nous avons passé une journée épatante.
— Viens nous aider à desseller les chevaux, Claude, dit François à son tour. Et raconte-nous ce que tu as fait. »?
Dagobert s'était précipité sur eux en aboyant. Claude accourut aussi, le sourire aux lèvres.
« Bonsoir! cria-t-elle. Je vais vous aider. Vraiment je vous ai manqué? Vous m'avez manqué aussi. »
Les garçons se réjouirent de voir que Claude était revenue à la raison. On ne parla plus de sa migraine. Elle se dépêcha de desseller les chevaux et écouta le récit de l'excursion. A son tour, elle décrivit la roulotte et les signes de piste et raconta qu’elle avait donné un mouchoir tout neuf au petit gitan.« Mais je suis sûre qu'il ne s'en servira pas, dit- elle. Il ne s'est pas mouché une seule fois quand j'étais avec lui. Voici la cloche du dîner. Nous avons juste fini à temps. Vous avez faim?
— Oh! oui! dit Michel. Je croyais qu'après le pique-nique de Mme Girard, je ne serais pas capable de manger une bouchée à dîner, mais je me suis trompé. Comment va Pompon?
— Mieux; nous en reparlerons tout à l'heure, dit Claude. Tu veux que je t'aide, Paule? »
Paule resta un moment sidérée par la surprise.
« Non, merci… Claude, répondit-elle. Je peux me débrouiller toute seule. »
Le repas fut très gai. Les plus petits étaient à une table à part et les grands purent raconter leurs aventures sans être interrompus. M. Girard s'intéressa beaucoup à la découverte des vieux rails.
« J'ignorais leur existence, dit-il. Mais nous ne sommes ici que depuis quinze ans et nous ne connaissons pas toute l'histoire du pays. Vous devriez aller voir le vieux Baudry, le maréchal-ferrant; il a habité la région toute sa vie et il a plus de quatre-vingts ans.
— Demain nous devons justement lui amener des chevaux à ferrer, dit Paule. Nous l'interrogerons. Il a peut-être aidé à poser ces rails.
— Nous avons vu les roulottes dans la lande, Claude, dit François. Je suppose que les bohémiens se dirigent vers la mer. Comment est la côte, monsieur Girard?
— Très sauvage. De grandes falaises, des rochers abrupts. Seuls les oiseaux peuvent vivre là- bas. Il est impossible de se baigner ou de se promener en bateau; il n'y a même pas de plage.
— Alors où vont donc ces roulottes? dit Michel. C'est un mystère. Elles prennent ce chemin tous les trois mois, n'est-ce pas?
— A peu près, dit M. Girard. J'ignore ce qui attire les gitans dans la lande. Cela me dépasse. Habituellement ils se tiennent près des fermes ou des petits villages où ils peuvent vendre leur vannerie.
— J'aimerais les suivre pour savoir ce qu'ils font, dit François qui mangeait sa deuxième portion d'omelette.
— Allons-y, renchérit Claude.
— Mais comment? Nous ne savons pas où ils sont allés, remarqua Paule.
— Mario doit les rejoindre dès que Pompon pourra marcher, dit Claude. Des signes de piste lui indiqueront le chemin. Il les trouvera près des feux éteints sur lesquels les gitans auront fait bouillir leurs marmites.
— Il ne les laissera pas derrière lui, remarqua Michel.
— Nous lui demanderons d'en disposer d'autres pour nous, dit Claude. Je crois qu'il acceptera. C'est un bon petit garçon. Ainsi nous ne risquerons pas de nous perdre.
— Qui sait si nous pourrons déchiffrer les messages aussi facilement que les bohémiens, dit François. Ce serait très amusant. »
Paule bâilla à se décrocher la- mâchoire et Annie l'imita avec plus de discrétion.
« Paule! s'écria Mme Girard.
— Pardon, dit Paule; je ne sais plus ce que je fais; je tombe de sommeil.
— Allez vous coucher, conseilla Mme Girard. Vous en avez besoin après cette journée de grand air. Vous avez tous bruni. Le soleil était très chaud, on aurait pu se croire en juin. »
Les cinq enfants, accompagnés de Dagobert, allèrent jeter un dernier regard aux chevaux. Paule bâilla de nouveau et tous en tirent autant, même Claude.
« Vite, vite, ma paille, dit François en riant. Oh! si vous saviez comme on est bien là-dedans! Les filles, je vous laisse les lits sans regret.
— J'espère bien que le papa de Mario ne viendra pas nous réveiller au milieu de la nuit, déclara Michel.
— J'attacherai le loquet de la porte, répliqua François. Allons dire bonsoir à Mme Girard. »
Quelques minutes plus tard, les trois fillettes étaient dans leur lit et les deux garçons se pelotonnaient dans la paille de l'écurie. Pompon était toujours là, mais il ne bougeait plus. Il dormait paisiblement; sa jambe ne lui faisait plus mal et, le lendemain, il serait en état d'être attelé à la roulotte.
François et Michel s'endormirent aussitôt. Personne ne se glissa dans l’écurie cette nuit-là. Rien ne les réveilla jusqu’au matin. Mais aux premières lueurs du jour, un coq entra par une fenêtre, se percha sur une mangeoire et se mit à chanter de toutes ses forces.
« Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Michel en s'éveillant en sursaut. Ce cri horrible! C'est toi, François? »
Un cocorico bruyant fut la réponse et les deux garçons se mirent à rire.
« Maudit volatile! dit François en se rallongeant. Je dormirais bien encore deux heures. »
Dans la matinée, Mario parut tout à coup dans la cour. Il n'entrait jamais hardiment, mais se faufilait presque sans être vu comme s'il avait toujours peur d'être chassé. Il aperçut Claude et courut à elle.
« M'sieu Claude, cria-t-il au grand amusement de François, est-ce que Pompon va mieux?
— Oui, répondit Claude. Tu pourras le prendre aujourd’hui. Mais ne te sauve pas tout de suite, Mario, je veux te demander quelque chose avant que tu partes. »
Mario fut enchanté; il se réjouissait de rendre un service en retour du magnifique cadeau qu'il avait reçu. Il sortit soigneusement le mouchoir de sa poche et attendit des compliments.
« Vous voyez, dit-il, il est tout propre. Je ne l'ai même pas déplié. »
Et il accompagna ces paroles d'un reniflement.
« Tu es un sot, dit Claude exaspérée. Je te l’ai donné pour que tu te mouches… pas pour que tu le laisses dans ta poche. C'est pour ne pas que tu renifles. Que tu es bête, Mario. Je vais reprendre mon mouchoir si tu ne t'en sers pas. »
Mario fut effrayé. Il secoua le mouchoir et tapota son nez. Puis il le replia et le remit dans sa poche.
« Je te défends de renifler, dit Claude en essayant de ne pas rire. Ecoute, Mario, tu te rappelles ces signes de piste que tu m'as montrés hier?
Oui, m'sieu Claude, dit Mario.
— Ton père et les autres gitans en laisseront pour que tu puisses les rejoindre, n'est-ce pas? dit Claude.
— Oui, dit Mario, mais pas beaucoup parce que j'ai déjà fait deux fois le trajet. Ils en mettront simplement aux endroits où je pourrais me tromper.
— Bon, dit Claude. Nous voudrions jouer à une espèce de jeu et voir si nous serions capables, nous aussi, de déchiffrer ces messages; veux-tu en disposer à notre intention sur ton chemin quand tu iras rejoindre ta famille?
— Oh! oui, s'écria Mario très fier de rendre ce service. Vous trouverez ceux que je vous ai montrés. la croix, le long bâton, la grande et la petite feuille.
— Parfait, approuva Claude. Cela voudra dire que tu es allé dans une certaine direction et que tu es avec ton chien. C'est bien cela, n'est-ce pas?
— Oui, vous n'avez pas oublié.
— Ce sera très amusant. Nous imaginerons que nous sommes des bohémiens et que nous suivons notre tribu, dit Claude.
— Ne vous montrez pas quand vous verrez nos roulottes, dit Mario brusquement effrayé. Je serais grondé d'avoir laissé des signes de piste pour vous.
— Ne t'inquiète pas, nous ferons attention, dit Claude. Maintenant allons voir Pompon. »
Le petit cheval sortit volontiers de l'écurie; il ne boitait plus et son repos lui avait fait grand bien. Il partit en trottant allègrement, Mario sur son dos. Un reniflement bruyant arriva aux oreilles de Claude.
« Mario! » cria-t-elle.
Il prit son mouchoir et l'agita en l'air. Claude alla retrouver les autres.
« Mario a emmené Pompon, dit-elle. Si nous conduisions les chevaux chez le maréchal-ferrant?
— Bonne idée, dit François. Nous l'interrogerons sur la Lande du Mystère et cette étrange petite voie ferrée. Venez tous! »
Six chevaux avaient besoin d'être ferrés. Cela faisait une monture pour chacun et François tenait la bride du sixième. Bien entendu, Dagobert était de la partie et trottait gaiement sur la route. Après un assez long trajet, ils arrivèrent au petit village.
« Voilà la forge! s'écria Claude. Oh! le joli feu! Et voilà le forgeron. »
Malgré ses quatre-vingts ans, Baudry était encore très vert. Il ne ferrait plus les chevaux et restait assis au soleil, s intéressant à tout ce qui se passait. Il avait une épaisse toison de cheveux blancs et des yeux aussi noirs que le charbon qu'il avait si souvent transformé en braise.
« Bonjour, messieurs et mademoiselle », dit-il. François se mit à rire. Claude et Paule se rengorgeaient.
« Nous venons vous demander quelques renseignements sur cette région, dit Claude en mettant pied à terre.
— Allez-y, répondit le vieillard. Vous ne pourriez mieux vous adresser; je connais le pays comme ma poche. Confiez vos chevaux à Jacques, et interrogez-moi. »